Yeux grands ouverts : indépendance financière pour trois générations de femmes au Niger

Des femmes de l’est du Niger ont tiré profit d’une opportunité économique pour favoriser une transformation personnelle et communautaire. Elles ont ainsi pu montrer à la nouvelle génération qu’il est possible d’avoir des rêves.

En 1991, CARE a lancé un programme novateur qui a changé le monde. Elle a utilisé une ancienne pratique de groupe d’économie pour créer des associations villageoises d’épargne et de crédit (AVEC). Dans l’est du Niger, les premiers groupes AVEC ont été appelés Mata Masu Dubara (« Femmes ingénieuses » ou « Femmes en action »). Un quart de siècle plus tard, ce modèle a été reproduit et s’est traduit par la création de plus de 200 000 groupes et 5 millions de membres à travers l’Afrique et ailleurs dans le monde, renforçant l’autonomie économique des femmes. Voici l’histoire de l’un des tout premiers groupes AVEC qui a vu défiler trois générations d’une famille de Kagadama, au Niger.

Nana Hadiza, 12 ans, se réveille tous les matins auprès de ses cinq frères et sœurs, qui dorment telles des pièces de casse-tête sur une paillasse bleue dans une pièce en terre battue. Nana prie d’abord. Puis, elle balaie les feuilles et brindilles sur le sol dur et va prendre soin des chèvres. Les tâches manuelles sont au cœur de la vie rurale. Et à Kagadama, les filles comme Nana qui ont une enfance courte sont nombreuses. Dans la région de Maradi où vit Nana, 9 filles sur 10 se marient avant d’avoir atteint l’âge de 18 ans.

Pour commencer sa journée, Nana prépare le déjeuner pour les membres de sa famille. La plupart du temps, elle leur sert du millet moulu mélangé à du lait de chèvre, ce qui donne un porridge chaud qui est partagé à l’ombre d’un arbre neem dans la cour.

C’est la suite de la journée de Nana qui illustre le profond changement survenu à Kagadama : la jeune fille va à l’école. Elle peut franchir la porte de tôle de son foyer et se rendre en classe parce que sa grand-mère, Fatchima Aboubaca, a elle-même ouvert une porte bien spéciale, 25 ans plus tôt : elle a soulevé le couvercle d’une petite caisse fermée à clé qui a contribué à transformer la vie à Kagadama.

QUAND J’ÉTAIS UNE PETITE FILLE

Aboubaca vit à quelques pas de Nana, de l’autre côté d’une barrière en briques de boue où un petit troupeau de chèvres broute de la paille. « Quand j’étais petite, je rêvais qu’il n’y avait plus de sempiternelles tâches à faire, mentionne Aboubaca en se rappelant les interminables coups de pilon pour broyer les fèves et le millet. Nous prenions la poudre de millet pour en faire un breuvage que nos parents appelaient fura, dit-elle, cherchant un coin d’ombre dans cette journée atteignant rapidement les 100 degrés Celsius. J’allais recueillir de l’eau dans la brousse et du bois pour la cuisson. Je ramassais aussi de la guruba, qu’il fallait broyer. Ça apportait un goût sucré à la nourriture. » La guruba est une noix de la grosseur d’une pomme.

La vie d’Aboubaca se limitait aux tâches quotidiennes essentielles pour survivre. Et son fardeau s’est alourdi lorsque, à l’âge de 15 ans, la jeune fille a dû se marier. « Les gens me parleraient aujourd’hui de mariage et je m’enfuirais en courant, dit-elle. Mais à l’époque, je n’ai pas couru. »

Aboubaca se souvient que Kagadama, il y a 20 ou 30 ans, était un endroit écrasé par la pauvreté et le ressentiment. « Tout le monde luttait tout le temps, résume-t-elle. Nous avions tous un cœur dur parce que nous n’avions ni argent ni nourriture. Il n’y avait aucune paix et aucune joie. » D’aussi loin qu’elle se souvienne, les gens de Kagadama ont toujours été pauvres et affamés. Ils vivaient à plusieurs dans de minuscules huttes de paille. La plupart du temps, les enfants souffraient.

Laoura Harouna, une voisine, se rappelle que des ambulances se pointaient au village presque chaque jour. « Les enfants étaient constamment malades et toujours mal alimentés. Quand les ambulances partaient, ce n’était jamais avec un seul enfant. Souvent, il y en avait 10. Il y avait un va-et-vient permanent entre notre village et l’hôpital, lequel se trouvait à près de 25 km. Nous n’avions aucun moment pour avoir une vie sociale et aucune façon de gagner notre vie. Le village était mal en point. »

Au fil du temps, le changement s’est installé à Kagadama. Cela a commencé par la modeste caisse en métal d’Aboubaca dotée de trois cadenas et de trois clés. Chaque clé appartenait à quelqu’un de différent, par souci de protéger le contenu si précieux de la caisse.

ÇA NE PEUT PAS NUIRE

En 1991, Moira Eknes, une responsable norvégienne de programme pour CARE, est arrivée dans la région de Maradi, au Niger, afin de soutenir les efforts de plantation d’arbres dans six villages, dont celui de Kagadama. En parlant avec des femmes comme Aboubaca, elle a rapidement réalisé que les femmes ne manifestaient que peu d’intérêt à planter des arbres puisqu’elles ne possédaient aucun droit de propriété sur les terres. Elles cherchaient plutôt des moyens de joindre les deux bouts pour leurs familles et d’avoir des revenus.

La vie dans des lieux comme le Niger peut être particulièrement difficile pour les filles et les femmes. Les femmes portent littéralement le poids des tâches du foyer, occupées à cœur de jour à aller chercher de l’eau, à cuisiner, à broyer le millet – ce qui signifie de soulever un pilon haut de 4 pieds et pesant 12 livres, répétant sans cesse le même mouvement dans un mortier de 18 pouces. Et le bruit… toujours le même bruit sourd créé par le pilon au contact du millet, encore et encore, semblable au tambourinage d’un bâton sur une serviette pliée.

Les femmes que Moira Eknes a rencontrées travaillaient d’arrache-pied, mais leurs revenus étaient maigres, voire inexistants. Elles ont donc trouvé des moyens pour changer les choses, notamment en faisant tourner l’argent comme un carrousel, telle une traditionnelle tontine africaine qui permettait à un groupe de femmes d’épargner quelques sous par semaine. À la fin du mois, l’une des membres du groupe prenait les économies collectives afin d’acheter de la nourriture pour sa famille ou se procurer de l’huile d’arachide qu’elle pouvait vendre. Chaque femme profitait des épargnes à tour de rôle. Comme le dit Moira Eknes, ce modèle comportait des risques : « Comme membres de la tontine, les femmes n’avaient pas l’assurance que le groupe allait encore exister une fois leur tour venu. »

La situation a inspiré une innovation. Moira Eknes se remémore : « Nous nous sommes dit : “Ne serait-ce pas bien si les fonds pouvaient être assurés pour longtemps? Pourquoi ne pas constituer une structure qui permettrait à plusieurs membres de faire des emprunts et de les rembourser avec des intérêts?” » À l’époque, le microcrédit était déjà un outil populaire auprès des organismes d’aide sans but lucratif, mais le modèle typique reposait sur du crédit offert par des prêteurs extérieurs qui percevaient les intérêts lorsque les emprunteurs remboursaient leurs prêts. Le modèle de Moira Eknes est différent dans la mesure où le capital provient des économies et des femmes elles-mêmes. Les femmes deviennent leurs propres investisseurs et leurs propres banquiers. Les intérêts qu’elles paient sur les emprunts leur reviennent sous forme de profits, ce qui alimente le moteur économique fondé sur l’épargne. Ce modèle a été appelé « Associations villageoises d’épargne et de crédit » ou AVEC. Au Niger, il a été connu et est encore connu sous le nom de Mata Masu Dubara ou « Femmes en action ».

Après un quart de siècle, plus de 200 000 groupes AVEC de CARE sont actifs un peu partout en Afrique et même au-delà de cet horizon. Plus de 5 millions de membres sont mobilisés et déposent, économisent et empruntent de l’argent à même les petites caisses. Chaque semaine, ces membres se réunissent à l’ombre d’arbres dans la plupart des régions éloignées du monde. D’autres organisations sur le globe ont reproduit le modèle AVEC, rassemblant 5 autres millions de personnes dans des groupes similaires. Dans l’ensemble, les groupes AVEC font près de 30 millions de transactions par mois, soit 350 millions par année.

PLANTER LES GRAINES DU CHANGEMENT

Il y a 25 ans, à Kagadama, Aboubaca voyait des transactions plus modestes. Les 34 femmes de son groupe « Femmes en action » et elle-même versaient et économisaient 4 sous par semaine dans la petite caisse de métal – ce genre de caisse existe encore aujourd’hui. Aboubaca n’a jamais été à l’école, mais elle soutient qu’elle a su bien comprendre les possibilités que pouvait lui procurer le groupe d’épargne. « Nous avons accueilli “Femmes en action” à bras ouverts. Nous avions beaucoup d’espoir dans cette initiative et avons pensé que nous n’avions rien à perdre de l’essayer. » Les femmes ont vite chacune augmenté leurs dépôts à 16 sous.

Aboubaca a utilisé son premier emprunt – une somme de 1 $ – pour acheter de l’huile d’arachide qu’elle a ensuite revendue à profit. Après ce prêt remboursé en quelques semaines, elle a emprunté un montant plus élevé afin de faire et de vendre des médicaments maison fabriqués à partir de feuilles de moringa et d’autres plantes pouvant soulager plusieurs maux, dont des problèmes digestifs. Son produit le plus populaire? Un aphrodisiaque, confie Aboubaca avec un clin d’œil. Grâce à lui, elle a pu développer une grande clientèle masculine locale et dans les villages voisins. Elle utilise encore aujourd’hui la même recette qu’elle garde secrète. Son investissement quotidien de 3 $ lui rapporte 5 $.

Avec les revenus supplémentaires de son petit commerce, Aboubaca a amélioré l’avenir des siens. Elle a pu nourrir ses enfants avec des aliments nutritifs et ainsi assurer leur santé. Lorsqu’ils ont vieilli, elle a pu payer leur mariage et les aider à démarrer leur propre famille. Avec la vente des animaux qu’elle a élevés, Aboubaca a été en mesure de faire un pèlerinage à Mecca il y a 14 ans, « ce qui a comblé la musulmane que je suis ». De retour à la maison, elle a utilisé ses économies pour bâtir un foyer décent, avec un toit de métal. Elle a ainsi pu délaisser sa modeste hutte de paille, laquelle se trouve toujours à quelques pieds de son nouveau foyer, mais cette hutte abrite aujourd’hui des chèvres plutôt que des humains.

Les gens à Kagadama, surtout les femmes, ont activement suivi de près la transformation de la vie d’Aboubaca et de sa famille. Tant et si bien qu’ils ont eux-mêmes formé des groupes « Femmes en action », travaillant ensemble comme jamais auparavant. Eux aussi ont commencé à économiser, à emprunter, à gagner des revenus et à se soutenir les uns les autres. Ils sont devenus des entrepreneurs, vendant des galettes de riz, de la pâte de haricots, des arachides et des remèdes maison. Ils ont cultivé des lopins de terre et ont introduit à Kagadama de nouveaux aliments comme des carottes et des choux. « Nous n’avions jamais vu ce genre de légumes avant. Notre groupe a acheté un coin de terre et a commencé à en faire pousser. Les enfants les ont vite aimés, ce qui a amélioré leur santé. »

LE POUVOIR DE LA TRANSFORMATION

Haoua, la fille d’Aboubaca, a grandi en assistant aux réunions du groupe « Femmes en action » avec sa mère. Pour elle, les bénéfices du groupe ne lui ont pas ouvert les mêmes portes que celles qu’a pu ouvrir Nana. Par exemple, Haoua s’est mariée à 15 ans, comme sa mère. Elle n’a pas non plus été à l’école, car personne ne l’y a jamais inscrite. Quand elle était enfant, l’éducation n’était pas valorisée à Kagadama.

Mais Kagadama et Haoua ont changé aujourd’hui. Haoua accorde le crédit de cette évolution au groupe « Femmes en action ».

Même si elle déplore toujours son manque d’éducation, elle a maintenant les yeux grands ouverts à bien d’autres égards. Elle mesure aujourd’hui l’importance critique de l’instruction pour l’avenir de ses enfants. « Je veux qu’ils aillent à l’école pour devenir ce qu’ils veulent être. Moi, je n’ai pas eu cette chance. Son engagement dans le groupe d’épargne de CARE lui a assuré un revenu stable, ce qui lui permet d’assumer les dépenses scolaires. Elle prépare des beignes qu’elle vend chacun 4 sous, dégageant un profit quotidien de 3 $. L’amélioration économique n’est qu’un des aspects qui témoignent de la transformation du village. « Les gens prennent des décisions plus éclairées aujourd’hui. Ils savent comment gagner de l’argent et l’investir. Ma génération est plus avisée que celle de ma mère, et mes enfants seront plus forts que ceux de ma génération. Ça va en s’améliorant. »

La transformation dans la communauté brille comme une lumière vive dans les yeux de Nana Hadiza, 12 ans. Cette lumière guide son parcours et lui permet de croire qu’elle n’aura pas à franchir les mêmes barrières que sa grand-mère. Elle a assuré son futur en devenant enseignante.

Plus important que le rêve lui-même, Nana sait qu’elle a la capacité de rêver pour ceux autour d’elle, à Kagadama. « Je souhaite que toutes les personnes de mon village grandissent et se développent ensemble, dit-elle alors qu’un pilon fait entendre un bruit sourd dans le mortier. Les voir heureux me rend heureuse. »


Apprenez-en plus sur les façons utilisées par CARE pour renforcer l’autonomie des femmes et des filles ainsi que des hommes et des garçons, afin de les aider à se sortir de la pauvreté grâce à des groupes d’épargne, de la formation financière et plus encore.