Une école de cinéma au camp de réfugiés d’Azraq

Scène quotidienne dans une maison de la Syrie. Une jeune fille regarde par la fenêtre pour y observer la rue. Elle y voit les ravages d’une attaque. Le tableau est presque apocalyptique : partout, il y a des corps, de la douleur et de la souffrance.

Un vieil homme passe devant le carnage. Il cherche quelqu’un. Malgré les objections de sa famille, la jeune fille va le rejoindre pour l’aider.

Voici un fragment d’histoire scénarisé pour un film amateur.

Notre traducteur, qui partage avec nous cette scène décrite en arabe par une jeune fille, glisse un bref commentaire. Il nous rappelle que la narratrice – une jeune femme de 18 ans – ne fait pas que parler d’un personnage. Elle parsème son histoire de « je », ce qui nous révèle qu’elle lève le voile sur un pan de sa vie.

Cette rencontre n’a clairement rien d’ordinaire. Nous sommes assis dans un petit local du centre communautaire de CARE dans le camp de réfugiés d’Azraq, en Jordanie.

Il est situé à environ une heure vingt de route d’Amman, la capitale, dans l’est du pays. S’étendant sur 14,7 km2, le camp de réfugiés se trouve en plein cœur d’une zone désertique. Officiellement, plus de 50 000 personnes sont enregistrées à ce camp, mais on estime que près de 35 000 personnes y vivent présentement.

D’aussi loin qu’on peut voir, le camp semble bien géré, convenablement organisé et pourvu des services de base. Mais il demeure un camp perdu au milieu d’un désert brûlant.

 

Dans ce camp, la plupart des gens proviennent d’Alep, d’Homs et d’autres villes frappées par le conflit qui sévit en Syrie. Tous ont vu les horreurs de la guerre. Lorsqu’ils discutent ensemble, les enfants font vaguement référence à l’épouvantable tragédie qui bouscule leur vie. Certains font vite défiler les photos de leurs proches décédés quand ils recherchent des selfies sur leurs cellulaires.

CARE travaille au camp d’Azraq depuis son ouverture en 2014. Nous y sommes à l’œuvre dans quatre centres communautaires qui organisent des événements, tiennent des séances d’information, offrent du soutien psychosocial et proposent des garderies ainsi que des activités récréatives comme du taekwondo pour les garçons et les filles, en plus d’un magazine pour les jeunes. Ces centres offrent aussi des formations pédagogiques et professionnelles, notamment sur la couture, la cosmétologie et l’entretien d’ordinateurs.

Ce qui nous réunit cette semaine, c’est un atelier spécial auquel participent près de 25 jeunes adultes et une équipe de film d’Hollywood qui comprend Brandt Andersen (Lone Survivor), le directeur photo Tobias Schiessler (Beauty and the Beast, 2017) ainsi que les acteurs Jason Beghe (Chicago PD) et Shay Mitchell (Pretty Little Liars).

Grâce au travail de CARE à Azraq, nos équipes ont pu voir des adolescents produire des pièces à travers lesquelles ils ont exploré des façons de s’exprimer et de raconter leurs histoires. Cela s’est rendu aux oreilles de Brandt Andersen, qui a créé une équipe. C’est ainsi que notre petite école de cinéma pour réfugiés a connu son premier tour de manivelle.

CARE filmmaking workshop at Azraq refugee camp, Jordan

Avant même le début de l’atelier, les participants débordent d’excitation. Dans une réunion préparatoire avant l’atelier, l’une des premières questions qu’un garçon pose aux producteurs associés Phillip Noorani et Jared Shores est : « Comment ça s’écrit, une scène de bataille dans un scénario? Par exemple pour des films comme Thor ou Batman? »

Le tournage commence dans quelques jours.

Il fait chaud, ça frôle les 45° Celcius. Et déjà les aspirants cinéastes sont sous le soleil, caméras à la main, et ils tournent leurs scènes.

Les équipes ont été réparties en quatre groupes. Ces équipes doivent chacune écrire un petit scénario de cinq minutes et diriger le jeu des participants réfugiés. Tous les acteurs sont des réfugiés, à part quelques exceptions, comme la jeune sœur d’un participant qui tient un rôle dans deux films ainsi que Jason Beghe.

Les thèmes abordés sont sombres. Ils parlent de violence, de perte et de réparation de torts. Souvenez-vous, ces scénarios sortent de la tête d’adolescents qui ont vu leur vie bouleversée par le conflit.

« Le scénario est tiré de mon imagination, mais je l’ai basé sur ce qui est arrivé en Syrie », dit Afrah Khalid Kaid, le scénariste amateur derrière l’histoire mentionnée en introduction.

« J’ai essayé d’ajouter une partie de mon vécu en Syrie. L’histoire est à moitié inventée et à moitié inspirée de mon expérience personnelle. Cette histoire n’est pas seulement la mienne, mais celle de tout le monde au camp. »

CARE filmmaking workshop at Azraq refugee camp, Jordan

Ce sera bientôt la fin de l’école de cinéma. Il est temps de regarder les productions finales. Les participants et quelques membres de leur famille sont assis sur des chaises en plastique dans le centre de CARE et attendent le début du visionnement.

L’excitation et la nervosité sont palpables dans l’air, en plus d’être amplifiées par la panne de courant momentanée provoquée par l’extrême chaleur.

Comme c’est la tradition pour la première d’un film, chaque directeur présente en quelques mots son court-métrage et remercie son équipe de travail et ses acteurs pour leurs talents.

Personne ne donne de détails sur le contenu des films. Il faut attendre la projection des versions finales pour découvrir ce que chacun a créé. Inutile de dire que certaines images secouent les émotions, particulièrement à cause du contexte, du décor et des gens devant la caméra.

Chaque film se termine sous des applaudissements enthousiastes. Chaque troupe a l’honneur d’aller à l’avant pour avoir sa minute de gloire. Tous brillent de fierté avec des sourires qui disent tout.

CARE filmmaking workshop at Azraq refugee camp, Jordan

« J’avais peur de ce que les gens allaient penser du film parce que j’étais vraiment une amateure, mentionne Wael Al Faraj, 16 ans. Quand j’ai visionné le film, j’ai été tellement surprise. Nous l’avions fait! Mais comment avions-nous réussi à faire ça? »

Mohamad Al Mzail, un jeune homme de 16 ans ayant écrit le scénario et assuré la direction du film, confie pour sa part : « J’étais très heureux. Ce film, c’était mon premier! »

Plusieurs d’entre nous sont remplis d’émotions en raison de l’âme et de l’essence des films. Et aussi de l’expérience vécue.

À l’arrière de la pièce, des mères sont assises en groupe, un mouchoir à la main. Elles pleurent. Elles sont contentes pour leurs enfants, mais les histoires leur rappellent ce qu’elles connaissent trop bien. C’est aussi leurs histoires qui ont défilé sur l’écran.

Naturellement, qui dit films, dit récompenses. Les participants votent dans diverses catégories, et des mini statues symbolisant des Oscars sont attribuées aux gagnants acclamés.

Pour son scénario convaincant, Afrah remporte le grand prix à titre de meilleure scénariste.

« C’est un moment étrange. Je suis sans voix. Je ne sais plus quoi dire, résume-t-elle. Je pleure et rie en même temps. Je pleure à cause du film, et je rie de joie à cause du prix. J’ai un mélange d’émotions. »

Dans la salle, l’énergie est à son comble dans la pièce. Soudainement, ce n’est plus un camp de réfugiés perdu au milieu d’un désert. C’est un festival de films, un instant de réussite collective qui célèbre l’art, le drame et la magie d’un grand écran.

CARE filmmaking workshop at Azraq refugee camp, Jordan

L’équipe venue d’Hollywood quitte les lieux de tournage. D’autres films pourront être réalisés, et la passion pour le cinéma pourra continuer de s’exprimer. Inspirée par le succès de cet atelier, l’équipe de CARE est impatiente d’explorer d’autres occasions d’aider les réfugiés syriens à partager leur vécu.

Les situations décrites dans l’atelier sont tragiques. Elles rappellent les réalités brutales de plusieurs années de crise – et le mot « crise » ne semble pas suffisant pour refléter le désarroi des gens.

Tout ce que souhaitent ces jeunes, c’est la fin de la guerre. C’est retourner chez eux. C’est recommencer.

En attendant, le moins que l’on puisse faire, c’est leur donner un lieu et une forme d’expression. C’est peut-être peu, mais ça permet d’évacuer le trop-plein. Au moins pour un moment.

Par Darcy Knoll – Communications, Interventions en Syrie pour CARE International


Voyez comment CARE intervient dans la crise en Syrie et comment vous pouvez aider >>