Ensemble malgré la distance

Casey McDermott dirige les interventions d’urgence et les programmes au sein des bureaux nationaux pour CARE Canada. Travailleuse humanitaire depuis six ans, elle a consacré l’essentiel de sa carrière à intervenir sur le terrain lors de situations d’urgence.

J’ai quitté le Canada le 2 mars à 7 h du matin. Au terme d’un voyage de plus de 30 heures, je suis arrivée à Lusaka, la magnifique capitale de la Zambie, où je devais appuyer l’équipe de notre bureau national pendant un mois.

J’ai l’habitude de ce type de mission. J’ai passé la majeure partie de ma carrière à voyager dans le cadre d’affectations sur le terrain tandis que mon conjoint, un étudiant en médecine désormais médecin résident, étudiait et travaillait au Canada.

Lorsque la chancelière allemande Angela Merkel a annoncé, le 11 mars dernier, que jusqu’à 70 % de la population de son pays pourrait contracter le coronavirus (COVID-19), j’ai téléphoné à mon conjoint.

En imaginant que sept personnes sur dix parmi ma famille ou mon cercle de connaissances pourraient tomber malades, j’ai pris conscience de la gravité de la situation.

Mon conjoint a décroché et, dans une curieuse inversion des rôles inédite pour nous, il a passé 10 minutes à me rassurer, à me rappeler que l’équipe avait été formée pour répondre à ce type de crise, qu’un plan d’urgence était prévu à cette fin et que nous utiliserions de l’équipement de protection individuel.

Le lendemain, notre bureau a demandé à tous les employés se trouvant à l’étranger de rentrer au Canada. J’ai dû poursuivre mon travail à distance, tout comme le reste de notre équipe.

J’ai pris un nombre incalculable de vols dans ma vie, pourtant ce retour au Canada s’est révélé une expérience surréaliste. D’un pays à l’autre, les mesures mises en place témoignaient du degré de mobilisation de chaque gouvernement devant la COVID-19.

La situation était différente dans chaque aéroport. À certains endroits, une personne sur deux portait un masque. À d’autres, on n’en voyait aucun. Dans les toilettes, où l’on s’était contenté jusqu’alors d’un bref rinçage des mains, on faisait dorénavant la queue pour du savon. Certains pays imposaient le contrôle de la température des passagers à la descente de l’avion, d’autres non. On observait des changements de comportement à bord des appareils. Les membres de l’équipage portaient des masques, les passagers essuyaient siège, tablette et accoudoirs. Aucune turbulence n’a jamais provoqué la tension que j’ai ressentie à bord de ces avions (et je me suis déjà retrouvée dans un avion frappé par la foudre).

Travailler de la maison ne change guère mes habitudes. CARE Canada a toujours proposé à son personnel des conditions de travail flexibles. De plus, la plupart des collègues avec lesquels je collabore de façon régulière sont basés sur différents continents. Ce n’est donc pas la première fois que je dois faire appel aux outils de collaboration virtuelle.

Néanmoins, mes journées sont entièrement consacrées à la pandémie. La COVID-19 me mobilise entièrement.

Chaque matin, je consulte les nouvelles pour connaître les dernières évolutions de la situation, je me connecte à mon compte de messagerie pour faire le point avec nos bureaux nationaux, j’écoute les mises à jour quotidiennes de notre premier ministre. Je participe à nos réunions virtuelles de gestion de crise et passe l’après-midi à faire la synthèse de l’information. Je conseille les bureaux nationaux de CARE quant à la façon de se préparer et d’intervenir dans leur entourage immédiat, leur voisinage et auprès des personnes que nous aidons dans le cadre de nos programmes. Je termine ma journée à une heure tardive, préparant déjà la suivante, m’assurant que notre manière de communiquer et de nous organiser permet à nos équipes de réagir rapidement, efficacement et de façon éclairée.

Je ne fais que mon travail. Ce n’est pas la première fois que je dois gérer une situation d’urgence et ce ne sera pas la dernière. Mais comme nombre d’autres personnes, j’essaie aussi de gérer l’aspect plus personnel de cette crise, ce qui s’avère plus compliqué.

De retour d’un déploiement à l’étranger, je me soumets à une période d’isolement de 14 jours. Le problème n’est pas tant de rester à la maison. En rentrant d’Afrique du Sud, je n’avais guère envie de sortir dans le froid! Le plus difficile est de m’isoler de mon conjoint.

Chez nous, « aplatir la courbe » signifie non seulement ne pas tomber malade ou infecter une autre personne, mais aussi protéger la santé de mon conjoint afin qu’il puisse continuer à travailler à l’hôpital.

Veiller à ne pas surcharger le système de santé est devenu une affaire personnelle. Pour être tout à fait honnête, le plus difficile n’est pas de faire chambre à part, de désinfecter les parties communes ou de ne pouvoir partager un sac de croustilles, mais de vivre avec quelqu’un qui se trouve en première ligne. Ma principale mission, pour l’heure, consiste à conserver au moins un mètre de distance, malgré la difficulté qui croît de jour en jour.

Chaque matin, je me réveille seule dans un lit alors que mon conjoint dort dans la chambre voisine. Je désinfecte les surfaces au moins trois fois par jour et je me lave régulièrement les mains.

Je téléphone à mes parents qui, à 1500 km de là, sont également en isolement après un voyage en voiture aux États-Unis. Chaque soir, juste avant de nous coucher, mon conjoint et moi nous tenons dos à dos durant cinq secondes pour nous souhaiter une bonne nuit.

Dans cette crise, le personnel de santé constitue notre ligne de front. Comme nous le savons, les femmes représentent 70 % de ce personnel à l’échelle mondiale. Nous savons en outre que la société impose aux femmes et aux jeunes filles une responsabilité importante en matière de soins, mettant leur santé physique et mentale en péril et entravant leur accès à l’éducation, à des moyens de subsistance et à d’autres formes de soutien vital.

Je perçois également la dimension humaine de cette crise. Mon conjoint et moi-même pratiquons l’isolement depuis cinq jours et comme il soigne des patients, cette situation risque de perdurer. Depuis mes coups de fil de Zambie la semaine dernière, les choses ont bien changé. Quand il ne travaille pas 30 heures d’affilée à l’hôpital, il rentre épuisé et se met aussitôt au lit. À l’autre bout de la pièce, je lui exprime tout mon amour, mais je pourrais tout aussi bien me trouver encore en Afrique du Sud.

Je sais à quel point on peut se sentir dépassé par toute cette information. Je travaille dans des situations d’urgence depuis des années, et gérer l’avalanche de données qui nous parvient requiert de l’expérience. Mais nous pouvons éprouver quelque étrange réconfort dans le fait que nous avons tous un rôle important à jour pour enrayer l’épidémie.

La distance physique peut être difficile à supporter. Mon conjoint et moi-même aimerions nous donner la main, nous asseoir sur notre divan avec notre chien et regarder la télévision. Mais en restant à l’écart l’un de l’autre, nous nous rapprochons des communautés que nous servons. Dans son cas, il s’agit des personnes qui ont besoin de soins. Dans le mien, des populations les plus vulnérables sur la planète.

Aujourd’hui plus que jamais, l’humanité ne fait qu’une.