Localisation et décolonisation : l’avenir de l’aide humanitaire

La localisation de l’aide humanitaire est un sujet de discussion depuis des décennies. « Localiser », c’est reconnaître et respecter que les décisions doivent être prises et appliquées par les communautés concernées pour que l’aide puisse réellement répondre à leurs besoins.

Si le concept fait son chemin depuis des années, ce n’est qu’en 2016, lors du Sommet humanitaire mondial, qu’il s’est taillé une place à l’avant-plan des échanges. A alors vu le jour le Grand Bargain (le Grand Accord), en vertu duquel des donateurs et des organismes d’aide se sont engagés à verser 25 % du financement à des organismes locaux d’ici 2020. Est ensuite venue la Charte pour le changement, une série de huit engagements que pouvaient prendre les organismes pour soutenir la localisation.

Nombre de ces conversations et initiatives sont le fruit de l’incroyable leadership et de l’infatigable persévérance de Degan Ali et du Réseau NEAR, qui ont exhorté le milieu à passer de la parole aux actes et donc à se fixer des cibles concrètes pour répartir le pouvoir.

Organisme international d’aide humanitaire et de développement, CARE a une dimension à la fois locale et mondiale. Partout dans le monde, ce sont nos employés et nos partenaires expérimentés qui mènent nos interventions sur le terrain, et nous faisons partie d’un réseau mondial d’organismes qui font front commun en matière de défense des droits, d’expertise et de mesure de l’impact.

Pourtant, les structures mêmes de CARE contribuent au monopole des perspectives, des ressources et de l’influence par le Nord, ces pays qui exercent depuis de longues années le plus de pouvoir économique et politique, et ce, au nom d’idées dépassées concernant l’expertise, la valeur et la transparence. Malgré notre volonté à œuvrer au nom de la localisation et des partenariats, nous avons, comme bien d’autres organismes, tardé à opérer un changement. Nous avons obstinément maintenu le pouvoir et les ressources dans le Nord et accepté les exigences archaïques et fondamentalement problématiques de donateurs, de crainte que CARE disparaisse.

Dans un monde complètement bouleversé par la COVID-19 et ses multiples effets, jamais l’appel au changement n’aura été aussi insistant ni l’élan aussi décisif. Nous avons été témoins des effets disproportionnés de la COVID-19 sur les femmes, en particulier les femmes marginalisées et racialisées. La pandémie a également mis au grand jour les iniquités inhérentes à nos organismes et structures, nous forçant plus que jamais à faire face aux inégalités, au racisme et aux déséquilibres du pouvoir profondément enracinés dans les méthodes de travail des acteurs du milieu international de l’aide humanitaire et du développement.

Nous pourrons aspirer à un monde meilleur seulement quand nous pourrons dire en toute honnêteté que nous plaçons les besoins, les perspectives et les volontés de nos partenaires locaux au cœur de notre travail.

Malgré notre engagement envers la localisation et les partenariats, rarement avons-nous nommé les facteurs sous-jacents qui bloquent notre chemin et presque jamais n’avons-nous reconnu le fait que cette injustice est ancrée dans le colonialisme, le racisme systémique et l’oppression. Décortiquer l’enjeu de la décolonisation et démanteler la suprématie blanche sur laquelle se sont bâties nos cultures et structures organisationnelles ainsi que nos méthodes de travail est une tâche ardue. Notre expérience concrète met par ailleurs en relief les difficultés récurrentes qui minent notre capacité à respecter nos obligations en matière de localisation et qui sont étroitement liées à ces réalités et à ces enjeux sous-jacents.

CARE Canada a conscience que le statu quo n’est plus un état de fait et qu’elle doit évoluer pour que son action soit utile et efficace, à court et à long terme. Nous nous lançons donc la mission de prôner la localisation et la décolonisation et d’en appliquer les principes dans notre travail.

Nous devons aborder nos partenariats selon une perspective de justice entre les sexes, car ce qui exclut les femmes des processus décisionnels est également ce qui empêche les organismes dirigés par des femmes et les organismes de défense des droits des femmes de recevoir du financement. À cette fin, nous examinons comment nous pourrions être de meilleurs partenaires pour les organismes de défense des droits des femmes grâce à nos programmes et comment nous pourrions militer pour que les fonds soient directement versés aux actrices de premier plan de l’aide humanitaire et du développement.

Si le financement est important, la présence des femmes aux tables de discussion et leur leadership dans la prise de décisions le sont tout autant. Nous savons que le processus de décolonisation sera complexe et inconfortable, mais nous bousculerons nos récits, nos systèmes et nos structures intrinsèques en tant qu’organisme du Nord. Nous voulons contribuer à mettre fin aux injustices structurelles et au racisme systémique et ainsi mieux répartir le pouvoir. Pour ce faire, nous prônerons des méthodes de travail axées sur les partenariats qui laisseront la place à nos partenaires et aux autres intervenants.

Ce changement ne sera pas facile et viendra avec son lot d’erreurs et de faux pas, mais il est indispensable si nous voulons bâtir le monde dont nous rêvons toutes et tous. Révolue est l’époque où les organismes pouvaient empiéter sur le travail des acteurs locaux de la société civile, voire les mettre sur la touche, ou exclure les communautés des décisions qui les concernent directement.

Simran Singh,

Simran Singh, Vice-présidente, Programmes internationaux, CARE Canada

Jessie Thomson, Vice President, Strategy, CARE Canada

Jessie Thomson, Vice-présidente, Planification stratégique, CARE Canada