Leadership au féminin par temps de crise : Réflexions en provenance du Soudan et de l’Ouganda

Il y a un pouvoir qui n’est pas nouveau, mais qui est en ascension. C’est le pouvoir des femmes qui, ensemble, prennent les commandes dans les communautés touchées par la crise.

Je me suis rendue pour la dernière fois au Soudan et en Ouganda à la fin de 2019 pour faire la tournée des projets financés par Affaires mondiales Canada. Mon voyage suivant, en mars 2020, a été annulé en raison de la pandémie. Comme la plupart des gens, je suis confinée chez moi depuis ce jour. Mais les expériences et leçons apprises auprès des femmes que j’ai rencontrées vers la fin de 2019 continuent à m’inspirer.

Au Soudan, j’ai sillonné les routes qui séparent les villages poussiéreux et les camps de réfugiés et de déplacés du Darfour-Oriental, où CARE fournit de l’eau, des installations sanitaires, des vivres, des soins de santé et du soutien d’urgence. C’est là que j’ai rencontré Bakhita. Cette jeune réfugiée de 23 ans du Sud-Soudan avait emmené le plus jeune de ses six enfants, John, 14 mois, se faire vacciner à la clinique mobile de CARE, dans le village de Kamal. Elle avait marché une heure pour s’y rendre. Pendant que je discutais avec Bakhita, un nutritionniste de la clinique mobile est arrivé. Inquiet pour John, il a demandé à Bakhita s’il pouvait effectuer une évaluation de son périmètre brachial (circonférence du bras à la hauteur du biceps). Cette évaluation réalisée à l’aide d’un simple testeur de papier a rapidement confirmé que John se situait dans la zone rouge, c’est-à-dire qu’il souffrait de malnutrition aiguë sévère.

À l’intérieur de la clinique mobile de CARE, John et Bakhita ont reçu du Plumpy’nut (une pâte thérapeutique), de l’information et des rendez-vous de suivi pour faire en sorte que John prenne suffisamment de poids. En tant que mère, Bakhita était considérée par la communauté comme responsable de l’alimentation de John, mais en raison des circonstances, elle n’avait pas pu subvenir à ses besoins. Dans cette situation d’extrême urgence, CARE est intervenue pour apporter une aide vitale.

Deux jours plus tard, et après un long trajet cahoteux à travers le Darfour-Oriental, j’ai rencontré une autre femme qui restera à jamais gravée dans ma mémoire : Suad. Cette trentenaire mère de huit enfants a été accompagnée, encadrée et incitée par CARE à intégrer le groupe de soutien aux mères du village d’Abu Karinka, un collectif de femmes formées pour enrichir les connaissances de leurs concitoyennes et les sensibiliser aux bonnes façons de s’occuper des jeunes enfants. Chaque intervenante travaille avec 15 femmes enceintes ou jeunes mères à la fois pour encourager l’adoption de nouvelles pratiques plus saines dans la communauté – qu’il s’agisse d’allaitement maternel, de réduction de la malnutrition infantile ou de démantèlement des tabous.

Suad est fière du rôle qu’elle joue : « C’est un travail d’une importance cruciale. Les mères savent maintenant comment prendre soin de leur enfant de la naissance jusqu’à l’âge de cinq ans. [Grâce à mon travail], elles savent comment contribuer à prévenir la malnutrition. »

Après avoir fait quelques pas à travers une cour rocailleuse, j’ai rejoint un groupe de soixante femmes vêtues d’écharpes aux couleurs vives qui, installées près des nattes disposées sous de grands arbres, se pressaient contre des coffrets en métal bleu de la taille d’une boîte à chaussures, chacune arborant un drapeau canadien peint à la main. Tandis que j’avançais, elles ont ouvert les coffrets et m’ont fait signe de m’approcher pour en voir le contenu. Les coffrets contenaient de l’argent liquide. Des tas d’argent liquide.

Ces femmes étaient membres de l’association villageoise d’épargne et de crédit d’Abu Karinka, lancée par CARE pour encourager l’épargne durable, la croissance des entreprises et l’autonomie des femmes soudanaises touchées par la crise. Les membres du groupe se réunissent chaque semaine, cotisent ensemble à des fonds d’épargne et décident collectivement de la manière d’investir, de prêter ou d’utiliser leur avoir commun, que ce soit pour payer un traitement médical d’urgence, lancer une entreprise conjointe ou acheter des fournitures scolaires. Dans un contexte où les femmes peuvent rarement obtenir de l’argent sans passer par leur mari ou leur père, l’association d’épargne et de crédit leur offre la possibilité de préserver leur autonomie, même pendant une crise humanitaire prolongée.

« L’association villageoise d’épargne et de crédit autonomise les femmes en leur permettant de se regrouper, m’a expliqué un membre. Les femmes sont très fortes maintenant, bien plus qu’avant! »

Il suffit d’un peu d’appui et d’encouragement pour que les femmes prennent conscience de leur force collective et exigent un changement social à long terme.

Tessa Bolton

Agente de programme, CARE Canada

Une semaine plus tard – et après quelques vols intérieurs à faire dresser les cheveux sur la tête -, j’étais à plusieurs centaines de kilomètres au sud-est, dans un tout autre univers. Des dizaines de milliers de Sud-Soudanais ont trouvé refuge dans le nord-ouest de l’Ouganda, où CARE travaille avec les collectivités pour répondre aux besoins en matière d’abris, de soins de santé et de protection tout en facilitant les initiatives d’autonomisation des femmes en appui aux réfugiés vivant dans ces baraquements.

Dans le camp de réfugiés d’Omugo, en Ouganda, j’ai croisé le groupe le plus inspirant qu’il m’ait été donné de rencontrer : des réfugiées qui aspirent collectivement à un changement profond et transformateur. Ces groupes de femmes soutenus par l’initiative Leadership des femmes en situation d’urgence de CARE se mobilisent pour cerner – et abolir – les obstacles systémiques qui les empêchent de jouer un rôle moteur dans un contexte humanitaire et de participer aux décisions qui les concernent.

Ces femmes débusquent, décortiquent et analysent des obstacles comme l’analphabétisme, la violence sexiste et le manque de confiance. Elles sont habilitées à concevoir et à mettre en œuvre des activités qui, croient-elles, vont les aider à lever ces obstacles. Citons par exemple des cours d’apprentissage fonctionnel pour adultes permettant à des centaines de femmes de tous âges d’acquérir des capacités de lecture et d’écriture de base; des fonds d’investissement dans les entreprises locales; des formations au leadership et des programmes d’éducation à la citoyenneté; des initiatives visant à éliminer les obstacles à la santé sexuelle et reproductive (de l’éducation sexuelle à une meilleure gestion de la santé menstruelle); des conférences pour femmes qui renforcent leur confiance en soi – autant d’efforts qui ont un retentissement réel et durable.

Ces retombées ne se reflètent pas seulement dans les compétences individuelles et le sentiment de confiance des femmes, mais aussi dans la communauté tout entière. Par exemple, un groupe de femmes s’est mobilisé pour organiser une grève pacifique qui a permis de rapprocher le point de distribution des vivres d’une dizaine de kilomètres de la population qui en avait besoin. D’autres groupes ont entrepris de promouvoir la pacification des relations entre des clans auparavant ennemis. Il suffit d’un peu d’appui et d’encouragement pour que les femmes prennent conscience de leur force collective et exigent un changement social à long terme.

« Les leaders au féminin nous incitent à nous tenir debout, aux côtés des hommes, en tant qu’égales », a déclaré l’une des participantes.

Les femmes inspirantes sont une force en soi et doivent être épaulées. Mais elles ne peuvent pas tout faire seules. Au Soudan et en Ouganda, j’ai vu des hommes se lever pour les soutenir. Au Soudan, les hommes suivent une formation sur l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants afin de bousculer les conventions sociales voulant que cette responsabilité incombe uniquement aux femmes. En Ouganda, à la demande des femmes, CARE a lancé, parallèlement au programme Leadership des femmes en situation d’urgence, un programme sur les modèles de masculinité destiné aux hommes et aux jeunes garçons afin de prévenir toute réaction d’hostilité et de renforcer la légitimité de l’initiative. Cette stratégie vise à éliminer les préjugés sexistes, à promouvoir des relations plus égalitaires et à réfléchir à ce que signifie la valorisation d’une masculinité saine. En plus de prévenir tout retour en arrière, la participation des hommes en Ouganda rejaillit directement sur la réussite des femmes – qu’il s’agisse de corédiger des communications à l’intention des dirigeants, de fournir une aide psychologique aux hommes violents ou d’encourager les femmes à poser leur candidature à des campagnes électorales fictives. Les hommes s’avèrent des acteurs essentiels dans l’autonomisation des femmes et la promotion du leadership féminin en contexte humanitaire.

Alors que je rencontrais des femmes dans le tout nouveau centre pour femmes de CARE à Omugo, quelques hommes se sont assis à proximité. L’un d’eux m’a expliqué, tout en faisant rebondir un bébé sur ses genoux, qu’il avait pris conscience que les corvées ménagères sont une responsabilité partagée. En soutenant sa femme, il agissait fièrement comme un modèle de comportement pour les autres hommes et remettait en question les normes traditionnelles qui entravent la liberté des femmes.

Le secteur humanitaire a pris plusieurs engagements, qu’il s’agisse de soutenir les groupes de femmes et les organismes de défense des droits des femmes, de financer des programmes en faveur de l’égalité des sexes ou de donner les moyens aux femmes de jouer un rôle de premier plan dans les interventions humanitaires. Or, le nouveau rapport de CARE, Time for a Better Bargain: How the Aid System Shortchanges Women and Girls in Crisis (en anglais), indique que, dans l’ensemble, nous manquons à ces engagements. Le financement des groupes de femmes est largement insuffisant, l’autonomisation des femmes est systématiquement reléguée au second plan et les postes de direction dans le secteur humanitaire sont majoritairement occupés par des hommes.

Et pourtant, dans les camps de réfugiés en Ouganda, dans les associations villageoises d’épargne et de crédit des collectivités touchées par la crise au Soudan, les femmes tiennent tête et nous indiquent la voie à suivre. Elles font figure de pionnières dans des contextes où elles risquent gros. En l’absence d’action mondiale, elles montrent à quel point les femmes, ensemble, ont un pouvoir d’action croissant. Elles nous inspirent, nous montrent l’étendue de ce qu’elles peuvent faire, exigent que leurs voix soient entendues.

Tout ce que nous avons à faire est de tendre l’oreille.