Gaza : ce lien invisible qui rapproche les êtres humains et incarne l’esprit du mois de ramadan

Par Hiba Tibi, directrice nationale de CARE en Cisjordanie et à Gaza

Dimanche s’ouvre le mois sacré de ramadan, une période de jeûne, de partage, de prière et d’introspection. Le soir venu, les rues se parent de lumières et chaque famille se réunit pour rompre le jeûne. Puis, à la fin du mois, le jour de l’Aïd, il est de coutume de s’échanger des cadeaux en gage de reconnaissance et d’amour. Comme pour 1,6 milliard de musulmanes et de musulmans dans le monde, cette période d’unité, de fraternité et de gratitude occupe une place à part dans mon cœur.

Je viens tout juste de rentrer à Ramallah, où je dirige l’équipe de CARE en Cisjordanie et à Gaza. Mais pour la première fois, les jours qui précèdent ce mois sacré sont teintés de tristesse et d’effroi. Cette année, seules quelques rares décorations ornent les rues et personne n’a le cœur à célébrer un mois de paix tandis que la faim et la guerre emportent nos sœurs et nos frères de Gaza. Là-bas, 60 % des maisons ont été détruites et les enfants ne peuvent plus dormir dans leur lit depuis 5 mois. Les moments partagés autour d’un repas de famille et les joies simples du foyer ne sont plus que de lointains souvenirs. À ce jour, la population de Gaza a déjà dû fuir quatre ou cinq fois, voire plus. Les habitations sont en ruines et les moyens de subsistance réduits à néant. Les gens n’ont presque plus rien et seraient donc bien en peine de partager quoi que ce soit avec les autres. On estime que 2,3 millions de personnes sont durement malmenées par ces 5 mois de conflit brutal, de privations et de déplacements forcés. De surcroît, une offensive terrestre à Rafah semble se profiler le tout premier jour de ramadan, le 10 mars.

Je me souviens de l’enthousiasme de mes parents quand mes sœurs, mes frères et moi enfilions nos vêtements tout neufs pour l’Aïd, à la fin du ramadan. Aujourd’hui, à Gaza, beaucoup portent encore la même tenue qu’au moment de leur fuite il y a cinq mois. Et certains doivent louer des chaussures pour sortir de leur camp, car leurs semelles sont trop usées à force de courir pour sauver leur vie. Alors, comment avoir le cœur à la fête quand les images de ces dizaines de milliers d’enfants orphelins, de ces mères tuées et de ces bébés affamés hantent les esprits? Comment se réjouir lorsque les maladies, la malnutrition et l’absence de soins médicaux menacent de tuer à petit feu les personnes qui ont survécu? Comment s’abandonner à la gaieté en sachant qu’un petit garçon de 10 ans, Yazan, est littéralement mort de faim à 113 kilomètres d’ici? Les parents de Gaza n’ont plus de quoi offrir un maigre repas, encore moins des fruits et des légumes frais et nutritifs, à leurs enfants. Même les dattes, traditionnellement dégustées pour rompre le jeûne, ne sont pas autorisées à entrer sur le territoire.

L’attente joyeuse à l’approche du ramadan a cédé la place à un profond désarroi, qui m’accompagnait déjà lors de mon mariage en décembre. Je rêvais de ce jour depuis tant de mois, impatiente de m’unir pour la vie à mon futur époux. Ma robe de mariée, confectionnée par une styliste, était ornée de magnifiques motifs, typiques de la Palestine. Je ne l’ai pas portée. En fait, il n’y a même pas eu de souper. Gaza pèse trop lourd sur nos cœurs : nos estomacs noués sont comme lestés de pierres; nos yeux incrédules brûlent devant l’horreur de la situation; nos bouches engourdies ont oublié les chants joyeux qu’elles entonnaient il y a quelques mois. Mon mari est canadien et originaire de Gaza. Il se trouve actuellement au Canada, mais a foi en ce que je fais. Il souhaite que je continue à diriger et à soutenir l’équipe de CARE pour alléger autant que possible les souffrances des nôtres à Gaza.

Satellite image of Gaza in September 2023. Many lights show on the map
Satellite image of Gaza in January 2024. The land is incredibly dark. Nearly all lights have gone out
Images satellites illustrant comment Gaza a été, au sens propre, plongée dans le noir entre septembre 2023 et janvier 2024. Centre international de recherche sur les mégadonnées pour le développement durable (CBAS), Chine

Malgré tout, quelques lueurs d’espoir percent les ténèbres. Mon équipe ici à Ramallah et mes collègues de CARE aux quatre coins du globe me donnent chaque jour la preuve qu’un monde meilleur est possible. Beaucoup d’entre eux ont de la famille ou des amis à Gaza, et certains ont perdu des êtres chers. Ils traversent de terribles épreuves, mais déploient des trésors de courage, de résilience et d’altruisme. En dépit de leurs difficultés personnelles, les membres de CARE à Gaza manifestent un dévouement sans bornes et se mobilisent pour changer la donne et réduire les souffrances de tant d’autres. Travaillant sans relâche avec leurs collègues en Cisjordanie, ils ont réussi à amasser ensemble 70 000 $ US grâce à leur propre générosité et à celle de leurs proches. Ils ont ainsi pu acheter des tentes pour mettre des familles à l’abri du vent et de la pluie et leur éviter de dormir à même le béton froid. Leur solidarité, leur dévouement et leur compassion me donnent l’énergie d’avancer. Pour moi, leur bonté et leur vivacité d’esprit incarnent l’essence même du ramadan : ce lien invisible qui rapproche les êtres humains et constitue le meilleur antidote au désespoir. 

En s’engageant aux côtés de CARE, on n’a pas le pouvoir de mettre fin à la guerre, de décréter un cessez-le-feu pourtant indispensable, de restituer à leurs enfants éplorés le corps de leur mère ou de guérir miraculeusement le millier de jeunes filles et de jeunes garçons amputés. Mais on peut soutenir la population et lui offrir de la nourriture, de l’eau, des abris et des soins médicaux. Jusqu’à présent, nos équipes sont venues en aide à plus de 261 270 personnes à Gaza.  

En ce mois de ramadan, mon vœu le plus cher serait que l’esprit d’empathie et de générosité transcende les frontières. Nos prières accompagneront la population de Gaza pour lui dire qu’on ne l’oublie pas; nos dons seront une main tendue qui l’aidera à survivre; nos bougies brilleront dans la nuit afin de rendre hommage aux plus de 30 000 personnes déjà tuées. Que l’aide humanitaire sur place s’intensifie pour répondre aux besoins criants de la population! Que l’accès à ce territoire soit sécurisé! Que toutes celles et tous ceux qui sont séparés de leur famille puissent se retrouver rapidement! Chaque geste de bienveillance et de solidarité est une graine d’espoir, semée sur les terres désolées de la guerre. C’est un phare qui éclaire les heures les plus sombres et nous rappelle que dans notre humanité commune réside la promesse d’un avenir meilleur.

Votre aide est indispensable afin de secourir les populations touchées par ce conflit.