Une moto, un chignon et la meilleure tasse de café du Viêt Nam

Par Travis Nichols, CARE USA

La première gorgée ne l’a pas du tout séduite.

Même Ha Thi Binh, « le nez et les papilles » d’Ara Tay, une coopérative caféière primée du Viêt Nam, n’a pas immédiatement goûté les possibilités.

« Généralement, quand je buvais du café, c’était de l’instant », explique Binh.

Avant Ara Tay, quand Binh pensait à du café, elle voyait le café vietnamien « traditionnel », une tasse de robusta instantané à l’amertume neutralisée par le goût sucré du lait en conserve.

Ce café a ce que le site Bon Appétit décrit comme étant la saveur emblématique du Viêt Nam, « un café corsé que vient contrebalancer un lait condensé à la texture de miel ».

Toutefois, ce n’est pas parmi les plantations de ce café « vietnamien » amer que Binh a grandi, à Son La.

Comme la très grande majorité de la population vietnamienne – après tout, près de 95 % des véhicules enregistrés sont des motocyclettes –, la famille de Binh se déplaçait sur deux roues. Et lorsque Binh sillonnait les montagnes près de la maison familiale, elle voyait ce qui y poussait depuis des décennies et ce que sa famille cultivait depuis des générations : du café arabica.

7 members of the Ara Tay cooperative walk through the property where they grow coffee.
Laura Noel/CARE

La saveur d’une région

Depuis des décennies, les parents, les grands-parents et les arrière-grands-parents de Binh récoltaient le fruit des caféiers arabica, puis vendaient les cerises « vertes » à diverses entreprises extérieures, qui à leur tour les vendaient sur le marché international pour faire du profit.

À l’étranger, le grain arabica était très convoité pour son caractère. Or ce n’était pas ce que la majorité des gens de Son La buvaient. Ainsi le café arabica ne constituait qu’une fraction du café produit au Viêt Nam.

« La première fois que j’ai goûté à notre propre café, je l’ai trouvé terriblement acide », souligne Binh en riant.

Le café produit à Son La était si différent de celui auquel elle était habituée qu’elle ne croyait même pas pouvoir finir sa tasse.

Heureusement, elle a tenté une seconde gorgée, puis une autre. Au bout de quelques gorgées, un nouvel arôme, qui allait changer sa vie, s’est révélé à elle : la saveur de sa région, où son peuple habite depuis des milliers d’années, bien avant que ce qu’on considère comme étant l’actuel Viêt Nam ne voie le jour.

« Nous vivons sur ces terres et les cultivons depuis si longtemps, depuis l’époque de nos arrière-grands-parents, explique Binh en pointant les champs qui entourent le petit bâtiment de deux étages juché dans les montagnes et à partir duquel la coopérative exploite Ara Tay. C’est la terre de nos ancêtres. »

 

Tradition

Au fil des générations, le groupe ethnique des Thaïs, établi à Son La, a adopté des croyances, des normes sociales et des traditions culturelles profondément enracinées dans ce lieu et le sens de la communauté.

L’une de ces traditions, c’est qu’une fois mariée, l’épouse s’installe dans la maison de son mari, où habite la famille élargie de ce dernier.

Elle doit alors prendre en charge la totalité des travaux domestiques non rémunérés de la maison : elle prend soin de ses beaux-parents, s’occupe des tâches ménagères, prépare les repas et, le temps venu, élève les enfants. Son mari, lui, veille à rapporter un revenu à la maisonnée.

À l’instar du café « vietnamien » sucré ou de la coiffure traditionnelle thaïe que presque toutes les femmes mariées de Son La portent, s’occuper de la maison semblait être dans l’ordre des choses. Et Binh avait le sentiment qu’il en serait toujours ainsi.

« Presque toutes les femmes mariées vivent avec leur belle-famille et nouent leurs cheveux en un chignon très serré et très haut, » explique Binh.

A close up photo of a woman smiling, looking at the camera, with the traditional "high bun."
 Laura Noel/CARE

« C’est le symbole de la femme mariée, ajoute-t-elle à propos de la coiffure très caractéristique. Nous faisons toutes le chignon de la même façon. »

Le chignon fait près de six pouces de haut; se détacher les cheveux en public serait considéré comme un signe d’infidélité de la part de la femme.

Or si la coutume veut qu’une femme mariée de Son La porte le chignon sur le dessus de son crâne, la loi exige qu’elle porte le casque. Au Viêt Nam, le port du casque est obligatoire pour tous les motocyclistes, mais les casques habituels ne sont pas adaptés au chignon haut.

Si ces deux traditions entrent en conflit et sont source d’inconfort pour les femmes thaïes, tant le chignon que la moto font partie du quotidien à Son La.

A close up photo of two motorcycle helmets resting on top of 2 bikes. One is standard in shape and the other has been designed to fit the 6 inch buns.
Laura Noel/CARE

Plus Binh vieillissait, plus elle voyait ses amies et ses camarades ramasser leurs cheveux en chignon et s’installer chez leur mari.

« Mes deux sœurs se sont mariées [et ont déménagé], raconte Binh. Pour ma part, j’ai poursuivi mes études jusqu’à l’université. »

À 17 ans, elle a eu sa propre moto et, chaque jour, faisait l’aller-retour entre la maison et l’école. Si le casque lui faisait toujours comme un gant, la vie traditionnelle, elle, lui paraissait de plus en plus inconfortable.

 

«Le plus important pour moi, c’était de trouver un emploi après avoir obtenu mon diplôme.»

– Ha Thi Binh

Bien entendu, avoir un travail signifiait qu’elle aurait moins de temps à consacrer aux tâches domestiques, chez elle ou chez un futur mari.

À la fin de ses études, Binh était à la croisée des chemins.

 

L’avènement d’Ara Tay

Care Canada Homepage

Tout comme Binh, Cam Thi Mon nourrissait aussi ses propres ambitions. Toutefois, son obstacle principal n’était pas le mariage ou le lait sucré. C’était l’argent ou, en d’autres termes, le degré d’indépendance auquel une femme pouvait aspirer.

« Pour qu’une femme puisse obtenir un prêt d’une banque d’État, un homme – son mari ou son père – doit se porter garant », explique Mon.

Autrement dit, une femme ambitieuse et indépendante sans homme pour garantir le prêt n’avait souvent aucune autre option.

Pour Mon, les choses devaient changer. Ainsi, en 2016, elle a aidé à créer un groupe communautaire pour que les membres puissent mettre en commun leurs fonds et décider, le temps venu, de leur utilisation.

A woman sits at a table operating equipment used to package and label the special coffee that Ara Tay is known for.
Lo Thi Phong est membre de la coopérative caféière Ara Tay, basée à Son La, au Viêt Nam. Elle travaille avec le matériel servant à emballer et à étiqueter le café spécial qui fait la renommée d’Ara Tay. Laura Noel / CARE

Après la création de cette association villageoise d’épargne et de crédit, Mon et d’autres femmes ont invité, des quatre coins de la région des Montagnes centrales, des entrepreneures partageant les mêmes valeurs qu’elles à venir discuter de leurs expériences et donner des conseils.

Les femmes de l’association voulaient un projet dans lequel elles pourraient investir, un projet unique à leur région qui leur permettrait de se démarquer des autres petites entreprises offrant des produits artisanaux ou des spécialités culinaires locales.

Jamais elles n’auraient pensé au café qui, selon Mon, était l’affaire des hommes à l’époque.

La visite d’entrepreneures de Lam Dong les a toutefois encouragées à tenter leur chance.

« En 2019, nous avons créé un petit groupe pour traiter le café », souligne Mon.

Quelques mois plus tard, la coopérative caféière Ara Tay voyait officiellement le jour.

 

La tasse parfaite

« Pendant mes études, j’ai commencé à cultiver le café pour mes parents. Je travaillais dans les champs tous les jours, affirme Binh. Mais je n’ai pas joint immédiatement la coopérative, j’ai plutôt participé à une formation de CARE. »

Dans le cadre de l’initiative Justice économique des femmes qui avait aidé Mon et son association villageoise d’épargne et de crédit, CARE soutenait également des experts afin qu’ils forment des membres de la communauté à la production de café de spécialité.

Mon affirme qu’à l’époque, de nombreuses femmes étaient dans la même position que Binh : de jeunes diplômées qui commençaient à sortir des sentiers battus et voulaient voir les possibilités qui s’offraient à leur génération. Selon Binh et Mon, le chemin a toutefois été semé d’embûches.

Alors que les femmes d’Ara Tay commençaient à réfléchir à la façon de transformer le sol et les traditions de la région en un projet dont elles pourraient faire profiter le monde entier, certaines étaient d’avis que la coopérative devait s’en tenir à la culture du café au lieu de se lancer dans une production complète.

« Avant, je savais uniquement planter, cultiver et vendre le fruit du caféier à des négociants extérieurs, souligne Mon. Je ne savais pas comment produire les grains de café pour offrir un produit final. »

 

«Puis CARE est intervenue pour nous aider à créer la coopérative, et nous avons suivi une formation pour apprendre à cultiver et à récolter la cerise, à en faire un traitement préliminaire, puis à préparer le produit final.»

– Cam Thi Mon

Les femmes d’Ara Tay se perfectionnaient, mais il leur manquait une personne qui aurait cette compétence essentielle, difficile à acquérir, et qui semblait être l’apanage des hommes : le goût.

Alors que la majeure partie de la formation portait sur les aspects techniques de la production de café, CARE a aidé Ara Tay à faire venir un représentant d’Interkom S.p.A., une société internationale italienne d’importation de café. Cette personne a enseigné au groupe les subtilités de la dégustation de café. C’est la formation à laquelle Binh a décidé de participer.

Dans le cadre du « test » qu’elles devaient passer, les participantes devaient décrire le café en détail en énumérant les différentes saveurs et textures qu’ils pouvaient y déceler. C’est ce que Binh a fait avec soin. Puis, elle a attendu les résultats avec les autres participantes.

Elle était une jeune diplômée et son expérience du café de spécialité se limitait principalement à sa récolte dans les champs familiaux. Personne n’aurait pensé qu’elle se démarquerait du lot. Personne n’aurait pu se douter qu’elle avait ce qu’il fallait.

Pourtant, quelque chose s’est produit alors qu’elle goûtait à sa première gorgée. Et c’est ce qu’ont révélé les résultats.

 

«Je savais que cette acidité était le propre du café arabica, et je me suis rendu compte que je buvais une tasse de café original et pur.»

– Ha Thi Binh

« Les résultats ont énormément surpris les gens, fait remarquer Binh. Ils m’ont surprise moi aussi! »

Il s’est avéré qu’une fois remise du choc de sa première gorgée, Binh avait un réel talent pour goûter les saveurs distinctes et complexes du café. Elle avait ce que tous les experts du café s’efforcent d’avoir, mais que si peu d’entre eux ont réellement : le goût.

« J’ai commencé mon apprentissage en buvant plus de café, afin de m’habituer aux saveurs, explique-t-elle. J’ai communiqué avec plusieurs entreprises de production de café pour évaluer la qualité du café de Son La. Puis, j’ai intégré le Northwest Crop Research Center, associé à Phuc Sinh, afin que le café soit évalué chaque année. »

Avec l’arrivée de Binh, Ara Tay a enfin pu prendre son envol.

Trois ans plus tard, Binh est la goûteuse et l’évaluatrice principale de la qualité pour Ara Tay. « Quand je déguste un café que j’ai moi-même cultivé avec soin, que j’ai traité, torréfié et préparé, je goûte au processus historique de notre patrie. »

 

La nouvelle normalité de Son La

Certaines choses n’ont pas changé à Son La.

Vous pouvez toujours y voir Binh sillonner les montagnes sur sa moto. Au lieu de se rendre à l’école ou de revenir de la maison d’une amie, elle se déplace de l’association villageoise d’épargne et de crédit à la serre, puis à la ferme avant de revenir à la maison.

À la maison aussi certaines choses demeurent, tandis que d’autres ont grandement changé.

« C’est moi qui ai abordé la question en premier, mentionne Binh en riant. Après mon mariage, c’est mon mari qui viendrait vivre avec ma famille. »

Sa famille habite toujours la maison sur pilotis traditionnelle, mais rompt quelque peu avec la tradition, car à l’inverse de ce qui se fait habituellement, elle la partage avec le mari de Binh et sa propre famille.

Et un nouveau-né.

3 women stand beside a red scooter. They are all wearing the special helmets that allow for their 6 inch buns.
Lo Thi Nuoi (à gauche), Cam Thi Hien et Lo Thi Hop, membres de la coopérative caféière Ara Tay, se préparent à enfourcher leurs motos pour faire des livraisons dans les environs de Son La. Laura Noel / CARE

Binh, sa famille, Mon et toute l’équipe d’Ara Tay aident la communauté de Son La à adapter ses traditions ancestrales aux réalités d’aujourd’hui.

Le mari et le père de Binh restent souvent à la maison pour s’occuper du bébé pendant que Binh travaille. Et sur sa tête, on remarque quelque chose de désormais habituel à Son La : un nouveau casque de moto pour femme, conçu en Thaïlande, prévoyant de l’espace pour le chignon.

Aidez-nous à soutenir des femmes comme Binh et Mon afin qu’elles puissent subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille tout en consolidant leur communauté.