L’histoire de Souad : d’une jeunesse traumatisée à une volonté farouche de faire bouger les choses en Türkiye

Par Sarah Easter, agente de communications d’urgence, CARE Allemagne et CARE Autriche

Photos : by Tarek Satea/CARE

 

Dans le cadre d’un projet en Türkiye soutenu par CARE, des animatrices communautaires reçoivent une formation afin de sensibiliser la population à des sujets de société tels que le mariage précoce, les violences faites aux femmes et la protection de l’enfance. C’est notamment le cas de Souad Aboud, réfugiée syrienne non voyante. Parole lui est donnée dans cet article.

« Il est important de faire entendre la voix des personnes handicapées. C’est pour ça que je tiens à vous raconter mon histoire aujourd’hui, explique Souad en préambule.

J’ai perdu la vue à l’âge de 11 ans. Puis, la guerre en Syrie a éclaté. Le choc a été terrible et ma terreur immense. C’est tout mon univers qui s’écroulait.
Dès six ans, je ne distinguais plus rien avec mon œil gauche. Et pour seul traitement, on m’a conseillé de me tenir à l’écart des rues, du soleil et de la poussière. On m’a en effet expliqué que j’étais encore trop jeune pour survivre à l’opération et que je devais attendre. C’est ce que j’ai fait.

Avant la guerre, je menais une vie stable et mes parents avaient de bons revenus. La Syrie tiendra toujours une place à part dans mon cœur : jamais je ne pourrai oublier cette terre. Je connais Alep comme ma poche et rien pour moi ne peut égaler sa beauté. Je me souviens par exemple d’une jolie fontaine à laquelle je buvais dans la vieille ville.

Mais aujourd’hui, tout ça n’est que ruines.

Au déclenchement de la guerre, ma vue s’est peu à peu détériorée sous l’effet du stress. Chaque jour qui passait, le monde autour de moi s’effaçait lentement. J’ai essayé de me convaincre que j’allais guérir, et je n’en ai parlé à personne… jusqu’au jour où je suis tombée dans un trou et que mon père m’a demandé ce qui m’arrivait. J’ai éclaté en sanglots et je lui ai avoué que je ne voyais plus. Et puis, il n’y a plus eu que les ténèbres.

J’entendais le sifflement des bombes, mais je ne savais rien de ce qui se passait. J’avais peur : peur qu’un engin explosif ne s’abatte sur notre maison; peur de perdre un membre de ma famille; et peut-être plus encore, peur de la vie qui serait la mienne sans mes proches. Que ferais-je seule, sans voir où aller ni où me mettre à l’abri? Et si une bombe rasait notre maison? Ma famille pourrait-elle m’emmener ou serais-je abandonnée et livrée à l’obscurité? Pendant des nuits et des nuits, je n’ai pas trouvé le sommeil, hantée par tous ces scénarios que je ressassais. Chaque jour de cette guerre m’a semblé durer une éternité.

Le contexte sécuritaire a fini par se dégrader encore à Alep. Ma famille et moi avons alors fui pour nous réfugier à la campagne. On a d’abord habité une école dans une très grande promiscuité. Tout le monde utilisait les mêmes toilettes et il était impossible d’avoir la moindre intimité. Le vacarme incessant de tous ces étrangers autour de moi me terrifiait. Bientôt, la situation est devenue intenable. On a donc repris la route, en quête d’un endroit plus sûr en Syrie.

A close up of a woman's head. She is smiling and facing the camera.

Avoir faim, presque à en mourir

Jamais avant je n’avais eu le ventre vide.

Pour la première fois, il ne nous restait ni nourriture ni argent pour en acheter. Il faut dire qu’en partant, on avait tout perdu. Le prix de notre sécurité, c’était celui de la faim. Mon frère aîné a finalement trouvé un emploi de chauffeur de camion. Chacun de nous ne devait son salut qu’à son maigre salaire. Le pain était devenu introuvable et, bien souvent, on n’avait ni gaz ni électricité pour cuisiner.

« Mais en tant que camionneur, mon frère voyageait de ville en ville et réussissait parfois à se procurer une bouteille de gaz pour alimenter notre poêle. La faim, il nous a bien fallu l’accepter car, comme nous, d’autres n’avaient rien à manger. Et puis, un jour, mon frère n’est pas rentré du travail. Un ami nous a dit qu’il avait été abattu, pris par accident au milieu des tirs des belligérants. On n’a jamais pu récupérer son corps.

C’est là que la faim a failli nous tuer.

Durant trois mois, les privations alimentaires rythmaient notre quotidien. Et une fois même, il nous a fallu survivre avec seulement quelques gorgées d’eau pendant quatre jours. Cette expérience atroce nous a décidés à fuir en Türkiye.

J’éprouvais une sorte d’euphorie. Pour moi, ce départ signait la fin de nos souffrances. J’imaginais qu’on allait croiser toutes ces célébrités de la télévision turque. Et je pensais aussi que je pourrais retourner à l’école. Mais à ma grande surprise, rien de tout ça n’est arrivé. On a essayé par quatre fois de traverser la frontière. Lors de notre deuxième tentative, quelqu’un nous a fait monter dans sa voiture. Je croyais qu’il nous conduirait en Türkiye, mais il nous a déposés sur une route du côté syrien. Avant de nous laisser, il s’est contenté de nous dire que le terrain était miné et qu’on devait regarder où l’on mettait les pieds. J’ai été saisie d’une terreur indicible, ne parvenant même plus à respirer. Et je suis restée plantée là, statufiée. C’est ma famille qui a dû me forcer à avancer. J’ai vraiment cru que mon heure était arrivée. La quatrième fois, on a dû marcher trois longues heures sous une pluie glaciale, puis dormir à même le sol sur une aire de jeu. Le froid était tel que je grelottais sans pouvoir m’arrêter. D’ailleurs, cette nuit-là, une femme est morte sur le terrain de jeu.

Après cet épisode, on était à deux doigts de jeter l’éponge. Mais ma mère a tellement pleuré qu’on a voulu essayer encore une fois. Au terme d’un périple harassant, on est enfin arrivés à destination. On a d’abord vécu avec 16 autres personnes. Encore une fois, l’intimité n’était pas de mise. On avait de la nourriture, mais on était loin de la vie confortable dont je rêvais.

C’est un organisme de bienfaisance qui a ravivé la flamme de l’espoir, en finançant l’opération des yeux que j’attendais depuis si longtemps. J’ai ainsi pu recouvrer la vue. Mais je l’ai reperdue cinq mois plus tard. Trouver l’espoir est un exercice épuisant quand, sans cesse, il joue à cache-cache. J’aurais besoin d’une autre opération pour récupérer la vue. De toute façon, on n’en a pas les moyens.

A close up of a woman standing in front of a CARE logo.

 

« Le ciel était-il en train de nous tomber sur la tête? »

La veille du tremblement de terre du 6 février 2023, j’ai eu un accident; une voiture m’a percutée. Il est vrai que, pour une femme aveugle, il est difficile de se frayer un chemin au milieu de l’intense circulation qui règne ici. J’ai eu un traumatisme crânien et n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit.

J’écoutais une vidéo sur YouTube quand le bâtiment a commencé à trembler. J’entendais des cris résonner en écho et des objets se fracasser au sol. J’avais l’impression que l’air s’était soudainement comprimé. En même temps, j’étais ballottée d’un mur à l’autre, sans la moindre idée de ce qui se passait. Mes voisins ont alors commencé à crier mon nom et à m’implorer de sortir.

Il n’y avait plus ni électricité ni téléphone. On était coupés du monde et en proie à la confusion la plus totale : le ciel était-il en train de nous tomber sur la tête? J’étais trop effrayée pour retourner à l’intérieur. Je suis donc restée dehors avec mes voisins, dans un stade. Pendant trois jours, on n’a pas pu dormir, trop occupés à marcher de long en large pour se réchauffer.

A photo of a blind woman standing outside on the street. She is wearing a white head scarf and orange top. She is making the shape of a heart with her fingers.

Une douleur si familière

Care Canada Homepage

Une amie m’a parlé de CARE et m’a demandé si je souhaitais devenir animatrice communautaire.

J’ai d’abord participé à un club de femmes où j’ai été formée sur de nombreux sujets tels que le mariage précoce, l’intimidation, la protection de l’enfance et les violences sexistes. Ces rencontres m’ont permis de consolider mes connaissances et de devenir plus forte. J’ai ensuite été encouragée à animer mes propres séances. Au début, j’éprouvais une certaine réticence parce que je ne savais pas si j’avais les compétences nécessaires. Mais, maintenant, j’ai la conviction qu’une jeune fille aveugle est totalement capable d’y arriver. J’ai le potentiel de faire bouger les choses. D’ailleurs, les membres de ma communauté viennent spécialement assister à mes séances pour apprendre de mon expérience du handicap et comprendre comment j’ai surmonté les traumatismes que la vie m’a infligés.

Je suis femme, je suis non-voyante et j’ai survécu à une guerre, à la faim, aux déplacements forcés, à la perte de ma maison et de mon frère, et à un tremblement de terre. Au sein de ma communauté, j’ai réussi à éviter un cas de mariage précoce et j’ai aiguillé une famille vers une structure spécialisée dans la lutte contre l’intimidation.

 

« Ma communauté a confiance en moi. Je crée du lien et veille à ce que la voix de chacune et de chacun soit entendue. C’est un sentiment formidable. »

– Souad Aboud

Mon ambition, c’est d’être vectrice de changement dans la vie des autres.

Je veux me tenir à leur côté pour mener avec eux les combats de leur vie difficile, car leur douleur, je ne la connais que trop bien. »

Aidez les femmes du monde entier qui, comme Souad, font bouger les choses au sein de leur communauté.